La pluie coulait à torrents sur les vitres de surplaz blindé, sans bruit, se répandant sur le sol en ruisselets mordorés, mélangée à l'huile omniprésente. L'odeur était partout dans le campement depuis que la fièvre de la technologie avait gagné les Orcs, et chaque parcelle de métal en était recouverte abondamment : depuis toujours, l'éclat froid et luisant devait être protégé, il était le symbole de la puissance, le reflet de la mort. La rouille signifiait la décadence, la déchéance et l'inaction. Même si, aujourd'hui, tous ces rituels étaient par la force des choses devenus archaïques, ils subsistaient avec un entêtement tout particulier à la race des guerriers.
Le titane ne rouille pas, il ne s'effile pas. Le titane est la mort incarnée, le titane est la vie de la Horde.
Il leur avait beaucoup donné. Ses fiers Grunts n'étaient désormais plus les crétins assoifés de sang que l'atavisme modelait pourtant avec acharnement. Ils savaient piloter des engins superbes, bijoux de technologie et de destruction de masse. Ils savaient construire les droïdes constructeurs, qui eux savaient construire les précieuses nanites, polyvalentes et travailleuses. Ils avaient accédé au savoir, à la lumière, mais aussi à une autre manière de combattre.
Le temps fit demi-tour.
Deux ans auparavant, il prit la tête d'une colonie perdue.
Un an et demi auparavant, l'humain chétif qu'il était alors subit la Grande Mutation Féline et poussait un puissant rugissement.
Neuf mois auparavant, il fut nommé à la tête d'un autre empire, titanesque et belligérent par nature.
Six mois auparavant, il changea d'aspect, laissant ressortir sa nature profonde et anéantissant tout ce que son peuple avait de félin, ravageant les savanes et les arbres, meurtrissant la terre et rasant les montagnes. Les Orcs virent le jour, dans la boue et la pluie, sur des terres mornes et stériles. Ils se battaient avec des haches, il leur donna des canons; ils parcouraient la terre à pieds, il leur donna l'espace et l'hyperespace; ils portaient des armures, il leur donna des frégates blindées.
Ils étaient rustres, stupides et incultes, apolitiques et moroses.
Il leur donna l'éducation, le raffinement et la culture, leur fit découvrir le confucianisme et l'humour.
Six mois auparavant, il découvrit l'amour. Tout avait basculé, même s'il ne le savait pas encore. Elle était, en un "hic et nunc" perpétuel, celle que son coeur désirait.
Six mois auparavant, il fonda la Horde et encourageait nombre de ses connaissances à le rejoindre, et à hurler avec lui autour d'un grand feu. Il célébrait son premier Sharth-Hûgun, le Rituel du Sang, avec ses semblables.
Deux mois auparavant, il découvrit la vie. Il avait, bien trop tôt, ouvert les yeux sur le monde qui l'entourait, et avait compris que sa place n'était plus ici, dans la Horde, avec des êtres qui lui étaient étrangers.
Aujourd'hui, il serrait son frère dans ses bras.
Et son frère arborait, sur son front, le cercle vert en acier Orc, symbole du commandement suprême de son empire. Il avait il y a peu fait graver une étoile rouge en son centre, et elle semblait trouver son écho dans les yeux de Tchouikov. Il semblait si sérieux...
Le visage fermé, il se tourna lentement vers le terminal actif des holocapteurs de communication, et s'adressa à la Horde.
Je pars. Ma décision, irrévocable, est réfléchie de longue date; cet univers n'est plus mien. J'y ai rencontré amis et ennemis, contacts et crétins. J'y ai rencontré l'amour, celui qu'on ne refuse pas et dont on sait qu'il est aussi puissant que sérieux.
J'y ai laissé du temps, beaucoup de temps. Mais plus important, il m'aura permis d'apprendre énormément, en diplomatie, en rhétorique, en logique et en mathématiques. Je garderai et chérirai aussi longtemps que possible le souvenir de ceux qui m'auront marqué, ceux qui ont compté pour moi.
Pour les plus importants, Daniel, Pierre, Arnaud, Mathieu, Quentin, Max, Kévin... A très bientôt.
Pour ceux qui étaient ou sont entrés dans ma vie... Me revoilà.
La holotransmission montra une dernière image du Capitaine Nekro s'avançant vers le terminal et assénant un coup de hache sur l'appareil, le visage enfin tranquille.